En vertu des accords d'Arusha et depuis la fin de la crise, toute référence à l'éthnie est interdite en politique au Burundi. Bien sûr, les grands partis historiques (UPRONA – ancien parti unique tutsi, FRODEBU – parti hutu du premier président démocratiquement élu en 1993 et dont l'assassinat a déclenché la guerre civile) n'ont pas balayé leurs fondements éthniques et claniques du jour au lendemain. Les partis issus de la crise burundaise, autrement dit les anciennes milices hutues rebelles (CNDD-FDD – parti actuellement au pouvoir, FLN – anciennement PALIPEHUTU et dernier groupe rebel à déposer les armes en 2009), devenues partis politiques avec la fin de la guerre, non plus. Seuls les deux grands partis politiques nés après 2005 (UPD – né d'une scission avec le CNDD-FDD et qui réunit l'essentiel des musulmans burundais, MSD – parti de l'intelligenstia urbaine) échappent un peu à ce schéma éthnique.
Cela étant, les discours officiels ont progressivement réussi à gommer ces fondements éthniques, et à recentrer le découpage des partis sur d'autres intérêts fédérateurs (la religion, urbain-rural, commerçants-paysans, sud-nord, ect.). Aujourd'hui, je crois que l'on peut dire sans se tromper que l'éthnie n'est plus un thème politique mobilisateur. De fait, l'existence de quotas éthniques au parlement (40% tutsi, 60% hutu, 3 sièges pour les twas), au gouvernement, à la présidence (le vice-président doit être d'une autre éthnie que celle du président), et surtout dans l'armée, sont les seules marques encore visibles de la distinction éthnique en politique. Ces quotas font que les hommes de pouvoir continuent discrètement à se chamailler pour des raisons prétendument éthniques qui ont cessé d'intéresser le reste de la population. C'est pourquoi il est à croire que le Burundi, contrairement à son voisin rwandais, échappera désormais aux conflits internes de nature éthnique. L'éclatement de conflits ouverts entre certains partis politiques, issus de la même majorité éthnique, sont bien plus à craindre.
Peut-on pour autant, comme je l'ai cru au début, penser que l'éthnie n'a plus de sens aujourd'hui au Burundi ? Je crois pouvoir dire que non. Si la distinction traditionnelle entre bahutus (agriculteurs), batutsis (éleveurs – familles royales) et batwas (cueilleurs et chasseurs), qu'a dangeureusement perverti la colonisation belge, n'a plus cours aujourd'hui, certaines caractéristiques attribuées à l'éthnie continuent à faire l'objet de remarques et de blagues qui dissimulent mal une différenciation sociale persistante.
Les batwas (cousins des pygmées) sont l'illustration la plus évidente dans la société burundaise contemporaine d'une inégalité sociale fondée sur l'éthnie. Représentant environ 1% de la population, cette minorité éthnique reste durement marginalisée, bien qu'elle compte depuis peu quelques représentants au parlement. Vivant essentiellement de la fabrication de poterie, cette éthnie continue à être stigmatisée et vit souvent dans des conditions d'extrême pauvreté.
La différencition sociale entre hutus et tustis est, il est vrai, beaucoup plus difficile à saisir. En effet, aujourd'hui, les deux éthnies se partagent le pouvoir politique et économique, même s'il semble que ce partage ne soit pas tout à fait équitable. De fait, on trouve proportionnellement plus de tutsis que de hutus à des postes à responsabilité (rappelons que les tusis représentent environ 20% de la population, contre 80% pour les hutus), tant dans le secteur privé que dans le public. Mais la véritable inégalité se situe beaucoup plus bas dans l'échelle sociale. C'est une question anodine à des amis qui m'en a fait prendre conscience : très rares sont les domestiques tutsis, et un hutu, aussi riche et respectable soit-il, ne pourra jamais faire travailler un domestique tusti chez lui. La déférence des hutus vis-à-vis des tutsis reste une réalité dans le Burundi contemporain.
Un autre exemple en est cette plaisanterie entre deux amis, entendue il y a quelques semaines : « vous les tustis, vous avez le don de voler discrètement ! Vous faites évaluer les biens publics en dissimulant ce que vous voulez vous appropriez, et vous vous remplissez ainsi les poches ni vu ni connu ! Tandis que nous, les hutus, nous volons franchement, aux vues et aux sues de tout le monde. Dès qu'il y a quelque chose à voler, on saute dessus, sans réfléchir ». Je sais que cette blague a l'air anodin, qu'elle renvoie à l'histoire politique du pays. Mais son ironie ne doit pas faire oublier qu'elle reflète aussi le sentiment ambigü de rejet-admiration des hutus vis-à-vis de l'ancienne éthnie dominante. En parallèle, le sentiment de cette supériorité et autorité naturelle perdure souvent dans la conscience des tutsis, aussi ouverts et humbles soient-ils. Ce qui m'amène à conclure que la distinction éthnique, non créée mais viciée par le colonisateur, non totalement gommée mais rapportée à la seule sphère sociale par les autorités élues depuis 2005, est amenée à rester une donnée indispendable pour comprendre la structuration de la société burundaise.
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